PEDRo ivo verçosa

(Contribution pour le texte du catalogue/livre)

Entre le jaune et le marron, je vois le gris 

Pedro Ivo Verçosa a révélé, à un moment donné, qu'il était très intéressé par la « condensation du  temps ». En disant cela, il se référait à un modus operandi dans lequel il superpose divers portraits  d'une même personne. La figure humaine a été choisie comme son objet d'étude le plus fréquent, ce  qui ne signifie pas que la peindre avec tout ce qui est non représentable, instable et incertain dans  l'humain soit une tâche facile. Pedro Ivo affronte les visages, les mains, les nuques, les gestes, les  regards, tout en ne cachant pas que c'est la complexité du subjectif qui lui plaît [1] . Même les  objets, lorsqu'ils ont été au coeur de son travail, se sont permis de surgir dans leur singularité, allant  jusqu'à prendre vie, cela devient évident dans l'ensemble des petits dessins en aquarelle de 2013,  sous forme de récit cinématographique, des coupures de prises instantanées en blanc et gris, comme  les scènes d'un film laissé dans le passé, qu'il a intitulé Mémoire

Dans l'ensemble des œuvres de Pedro Ivo, il existe un curieux mouvement de dissimulation de  l'image, et c'est une situation intéressante à analyser car elle se maintient dans le temps, prenant des  formes distinctes, traversant tout son parcours et attribuant à chaque série des différences dans ce  qui devient l’image. On ne voit pas seulement un autre, mais d'autres, ou même, comme l'a constaté  lui-même l'artiste, un retour de l'image de l'autre vers soi, dans le processus de refaire le portrait, par  la peinture, transformant l'image de l'autre en autoportrait : « [...] ces images ne seraient-elles pas  seulement des masques qui couvrent ma compréhension et interprétation de cette image, conférant à  ce portrait un statut d'autoportrait ? »[2] 

Cependant, dissimuler l'image ne signifie pas l'effacer, mais la transformer, la re-signifier, la  découper, la modifier, comme partie intégrante de l'exercice de subjectivation qui donne à chaque  peinture une singularité. Les figures deviennent des taches. Alors nous pensons à Cézanne : Gilles  Deleuze a écrit que le peintre, ne supportant pas le bon dessin, « [...] se jetait dessus, en extirpait la  forme et le contenu. »[3] Dans le processus de constitution des images au fil du temps, Pedro Ivo  défait progressivement les sujets des tableaux, à mesure qu'il se détache de la masse picturale et se  rapproche de ses thèmes d'intérêt, rendant de plus en plus clairs les contours de ce qu'il voit ; d'une  certaine manière, il agit sur la toile comme s'il cherchait à la déblayer. Déblayer, non pas dans le  sens de nettoyer au point de ne rien laisser, mais cela peut signifier - aussi paradoxal que cela puisse  sembler - condenser jusqu'à forcer le regard et cela peut consister à extraire du tout, des objets pour  les mettre en avant dans la peinture (où l'artiste lui-même s'implique, se représentant par un  autoportrait sans visage), comme dans la série de 2015 intitulée Uncomfortable in an Empty Room,  inconfort d'une pièce vide, ou dans les peintures de mains datées de 2020, qui mettent en valeur une  partie du corps aussi qui mérite autant d'attention qu'un visage dans un portrait. Il est probable que 

cette démarche soit liée le au fait d’accorder moins de valeur au pouvoir matériel de la peinture,  contrastant avec ce que Pedro Ivo déclare en 2005/2006, lorsqu'il commençait à peindre : « [...]  avant tout, la peinture devrait mettre en évidence les caractéristiques du propre matériel utilisé ;  

j'étais fasciné par la manière dont la peinture à l'huile était capable de conserver la marque du  pinceau et de suggérer le geste fait avec le pinceau pour créer une tache. »[4] 

Nous savons qu'en art, les normes n'ont pas de valeur absolue. Tout est relatif. Comme l'a dit Gilles  Deleuze, en se référant aux peintures avant qu'elles ne soient peintes : « [...] le peintre ne peint pas  pour reproduire sur la toile un objet qui fonctionne comme modèle, il peint sur des images qui sont  déjà là, pour produire une toile dont le fonctionnement subvertit les relations entre le modèle et la  copie. »[5] Pedro Ivo va dans le sens inverse de ce que l'on pourrait attendre dans le parcours de la  figuration, en commençant par abstraire. Dans sa première série, de 2006, qui, selon lui, fut sa série  

la plus longue, la figure représentée est éclipsée par la masse de peinture, par l'excès de coups de  pinceau. L'Avó (2007), l'une des peintures de cette série, est une pure sensation ; presque tactile.  Alors que la figure semble se dissoudre, elle occupe pourtant avec aplomb le coin de la toile dans  lequel elle se trouve : nous ne savons pas si elle est en train de se dissoudre ou si elle est sur le point  de se reconstituer en image. 

Nuno Ramos a écrit : « Ce n'était plus une peau, ni une surface : elle était devenue une sorte de  matière sableuse. [...] Derrière chaque peau, j'ai seulement trouvé des formes dégradées de la peau  superficielle. »[6] Pendant encore quelques années, la peinture de Pedro Ivo reste nébuleuse,  rebelle, sombre et recouverte de coups de pinceau qui confondent le fond et la figure. L'artiste a  décrit les figures représentées comme des « silhouettes », qui peuvent aussi bien évoquer un visage,  une figure peu nette ou une certaine apparence volumineuse. La série Gestes du Quotidien (2006/2009) et la série Intervalles (2010/2011) font partie de l'énigme de figures qui se montrent  peu, occupant presque toute la surface de la toile, tout en étant denses, entravant notre vision de ce  qui serait ordinaire, ou espacé, comme l'indiquent les titres, frustrant ceux qui y cherchent ces  signes. 

Selon Merleau-Ponty, il existe une impasse récurrente, qu'il nomme l'énigme, qui consiste à être  entre le voyant et le visible : « [...] c'est ce qui se trouve entre les choses et, bien que chacune reste à  sa place, se font aussi disparaître l’une et l’autre. »[7] Il dit : « Le monde visible et celui des mes  projets moteurs sont des parties totales du même être. »[8] En d'autres termes : le corps est  indivisible, inséparable du monde, tout en occupant un espace qui lui est propre, qui s'identifie par  la vision de soi et de l'autre, un paradoxe dont Ponty souligne l'éternelle récurrence..

Il est évident que les défis de la perception et de la présentation (plutôt que de la représentation) ne  sont pas négligeables. Pedro Ivo a un appareil photo, la caméra de téléphone portable et la webcam  comme filtres pour se rapprocher des personnes qu'il souhaite peindre, et ce modus operandi renvoi  vers l'antinomie distance/proximité, une maxime lorsqu'il s'agit d'aborder la relation de l'artiste  

lorsqu'il utilise l'appareil photo pour capter son objet de désir, capturer cet instant furtif, même s'il  est posé, car il y a toujours quelque chose que l'on ignore, quelque chose qui se cache à l'objectif,  peu importe sa netteté. 

Entre le geste radical implicite dans l'acte photographique, selon Dubois[9], et la peinture, il existe  un vide généré par la différence entre les deux instances de voir, d'élaborer et de faire. Cette relation  entre les deux mécanismes de capture et de traitement de l'image (l'utilisation du dispositif  technique et l'acte de peindre) provoque une certaine confusion, causée par le parcours auquel la  figure est soumise, depuis le premier moment où l'artiste y pose ses yeux jusqu'au moment où la  peinture la transforme en image, dans une sorte de téléphone sans fil, un jeu qui met un secret en  circulation, et qui perd son sens original à mesure que l'écoute échoue et interprète ce qu'elle  entend, répercutant ce qu'elle imagine avoir entendu. 

Dans ces révolutions que la figure subit avant de devenir une image à travers des dispositifs, il y a le  désir de proximité, mais l'impossibilité de s'approprier totalement, car quelque chose se perd dans la  traduction, devenant autre chose, une autre situation, une autre histoire. Ce n'est pas étonnant que  Pedro Ivo choisisse la phrase du poète Joseph Brodsky comme épigraphe pour présenter son  parcours artistique dans sa dissertation : « Que peut-on faire, si notre vision manque du pouvoir de  dévorer les objets dans un extase, dans un instant, sans laisser rien d'autre que le vide d'une forme  idéale, un signe [...] ». [10] 

Ce qui reste de l'extase, produit à partir de ce sur quoi on pose les yeux avec l'intention de le  transformer en image, subit ce que Didi-Huberman nomme la « fissure », moment où l'on remet en  question l'image, la positionnant avant son statut de figure représentée, pour la voir comme une  figure ouverte, en processus. L'image doit se former, dans les vagues de sens, des apprentissages,  des contextes que le temps et l'espace offrent et auxquels l'artiste ne peut échapper, car le monde,  comme l'a dit Merleau-Ponty, « a gravé en lui (le peintre) les codes du visible ». [11] 

S'il y a des fissures dans le statut de la figure et des stratégies de dissimulation dans les peintures de  Pedro Ivo, il y a aussi une réflexions sur les limites et les puissances de la visibilité. Les codes du  visible dans la peinture, pour Merleau-Ponty, sont secrets, puisque, selon lui, la peinture ne 

chercherait pas l'extérieur du mouvement. De plus, ajoute le philosophe, l'extrême visibilité que le  peintre habite, transforme le monde en un « monde presque fou, car il est complet, mais en même  temps seulement partiel », car « voir, c'est avoir à distance ». [12] À l'idée de partialité, nous  pouvons ajouter la notion d'intervalle, que Pedro Ivo a choisie comme titre pour sa série de 2011, et  qui a servi de tournant à son processus de travail, lorsqu'il étudiait les phases qui composent un  intervalle de temps comme des parties discernables d'états de l'image, une question qu'il a attribuée  comme une partie de son futur processus. 

Ainsi, l'idée de penser l'intervalle (comme condensation ou expansion, selon le peintre) apparaît  également dans sa dernière et plus récente série Há quanto tempo (2019/2020), composée d'un vaste  ensemble de portraits posés, dans lesquels amis et connaissances sont présentés de dos ou assis en  léger décalage, permettant qu’une seule petite partie du visage soit visible, une autre facette de la  situation où il manque quelque chose dans l'image. Des couleurs, au-delà du jaune, du marron et du  gris, émergent, indiquant la qualité présente du temps, qui annonce une rencontre du peintre avec ce  qu'il représente. 

Nous pouvons, après tout, entrer dans un jeu de puzzle sans fin sur ce que signifie choisir de ne pas  exposer le visage, dans cette série, ou même à propos des révolutions de la forme auxquelles  d'autres visages et images de Pedro Ivo ont été soumis par ses tentatives picturales. Serait-ce  quelque chose liée à ce que Nuno Ramos a dit lorsqu'il a affirmé que « des visages connus se  concentrent lentement en un seul visage » [13], en accord avec l'idée de condensation à laquelle  Pedro Ivo se réfère ? Ou serait-ce une manière d'attribuer au portrait une nouvelle puissance qui,  comme le dirait Didi-Huberman, est obtenue par des images qui créent des lieux dans le monde,  qu'il appelle « puissance du négatif » ? : Il y a un travail du négatif dans l'image, une efficacité «  sombre » qui « creuse le visible et blesse le lisible ». [14] 

Ainsi, il ne s'agit pas de clarifier un sous-entendu. Comme si l'une des taches résultant de la rupture  des parties de la tête et du corps, se transformant en signes – question soulevée par Pedro Ivo –  devait être recomposée pour être reconnue comme un visage. Les sens donnés à ce qui est vu et  transformé par la peinture font partie de l'incertitude même de la vie. Ce qui est écrit ici n'est rien  d'autre que des élucubrations autour d'un ensemble de travaux où prévaut une expérience vitale sur  l'énigme qui est l'esprit de l'existence de l’image. 


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  • Curatelle Ralph Gehre.

    [1] L'option a été de regarder les images produites par Pedro Ivo Verçosa, en accordant une  attention particulière à ses peintures réalisées entre 2005 et 2020, car il considère que les peintures  restent le lieu d'excellence pour l'exercice de la constitution de l'image. Lui-même le considère ainsi  lorsqu'il déclare que le travail avec d'autres médiums et langages le distancie de la peinture pendant  un certain temps, produisant de nouveaux sens lorsqu'il y retourne : « Et quand je recommence à  peindre, je vois de nouvelles façons de générer et de résoudre l'image que je suis en train de  produire ». 

    [2] VERÇOSA, Pedro Ivo. Intervalos. 2011. 51 p. Dissertation (Master en Arts Plastiques).  Université de Brasília, Brasília, 2011. p. 30. 

    [3] DELEUZE, Gilles. Francis Bacon : logique de la sensation. Rio de Janeiro : Jorge Zahar Ed.,  2007. p. 92. 

    [4] VERÇOSA, op. cit., p. 8. 

    [5] DELEUZE, op. cit., p. 91. 

    [6] RAMOS, Nuno. Cujo. Rio de Janeiro : Ed. 34, 1993. p. 31. 

    [7] MERLEAU-PONTY, Maurice. L'œil et l'esprit : suivi de Le langage indirect et les voix du  silence et Le doute de Cézanne. São Paulo : Cosac & Naify, 2004. p. 35. 

    [8] Ibid., p. 16. 

    [9] DUBOIS, Philippe. L'acte photographique et autres essais. Campinas, SP : Papirus, 1993. p.  161. 

    [10] VERÇOSA, op. cit., p. 7. 

    [11] MERLEAU-PONTY. Op. cit. p. 42. 

    [12] Ibid., p. 42. 

    [13] RAMOS, op. cit., p. 23. 

    [14] DIDI-HUBERMAN, Georges. Devant l'image : une question posée à la fin de l'histoire de  l'art. São Paulo : Ed. 34, 2013. p. 189.